quelques nouvelles

L’héritage de la peur

Une ferme proche de Chambois entourée d’un mur de pierres beiges étalait sa superficie au milieu d’une prairie en jachère. Le pré ou devrais-je dire, plusieurs champs étaient séparés par des clôtures. Ces prés, en été, sont de la couleur jaune comme les blés murs par les rayons du soleil, verts comme les feuilles de pommes de terre, bordés d’un liseré rouge de coquelicots et, en hiver, de la couleur de la terre retournée et préparée pour l’arrivée du printemps et de ses plantations. Ce jour-là, après dix années écoulées suite à la Libération - la vie journalière n’avait pas repris son fil de joie et le labeur apportait crainte et angoisse à ceux qui s’en allaient travailler à la terre. Une voix se fit entendre. Elle était teinte d’exaspération :
- Appelle les démineurs ! Encore un !
C’était le patriarche, le paternel qui aboyait pour se faire entendre de ses fils qui se trouvaient de l’autre côté.
- On ne peut rien faire de plus aujourd’hui. Rentrons.
Sur la grande table, devant la cheminée où les premiers feux crépitaient, odorants et chaleureux, les femmes étalaient les journaux du mois dernier qui annonçaient comme tous les jours l’extraction d’une bombe ou d’une mine, d’un avion enfoncé profondément dans la terre, des ceintures qui, au moment où les cadavres faisaient un tapis mou et malodorant, étaient coupées pour empêcher l’éclatement des corps, et de soldats enfouis et devenus ossements après avoir été cadavres à asticots. Le silence se faisait pesant autour de la table alors que les femmes haletaient en préparant le repas du soir. Les navets et les rutabagas, des fois des topinambours, frottés à la main pour retirer le plus possible la terre, ensuite grattés avec le dos du couteau pour ne pas gaspiller, rejoignaient la marmite posée sur la grille au-dessus des flammes de la cheminée où l’eau bouillait et dans le four en pierre, un jarreton de porc bien gras pour donner un peu de goût. Par la suite, elles déposaient dans des plats émaillés les légumes cuits et la viande rôtie sur laquelle coulait le jus de cuisson.
- Il n’y a rien d’autre à manger, pleurait le petit garçon de sept ans, né trois ans après la Libération. A l’école le maître nous a dit que cela faisait des années qu’on pouvait manger du poulet. Mes copains ont des poules et des lapins. Et nous pas.
- Il y a encore trop de morts dans la terre. Et les poules mangent tout, tu sais, répliqua avec douceur la mère du garçonnet. Nous irons aux mûres demain après l’école.
- Certainement pas, tonna le père de la maisonnée. Ces baies-là, là-bas, sont de la couleur du sang séché.
Il se tenait debout, le doigt pointé vers l’extérieur des murs, jambes tendues, retirant de ses pieds les bottes données par l’hôpital de campagne, rapiécées de toutes parts mais dont le nom du propriétaire en lettres gothiques était encore bien visible.
- L’odeur de la mort traîne encore.
Il avait plu et la terre était grasse. Elle était généreuse et nourricière mais l’angoisse de tomber sur une âme perdue empêchait le fermier et ses fils de sourire à nouveau à la vie et de cultiver convenablement son terrain.
- Les démineurs ne pourront venir que dans deux jours, annonça le père en raccrochant le téléphone. Ils sont du côté de Nécy. Un gamin, en voulant cueillir des champignons en forêt, a eu la jambe arrachée par une mine dissimulée.
- C’est la troisième fois cette semaine. Faudrait que ça s’arrête. Dix ans que la guerre est finie et nous payons encore chèrement notre tribu, dit la mère, torchon à la main pour attraper la marmite et la poser au centre de la table.
Avec une louche, elle servait dans les assiettes creuses, ébréchées pour certaines, ayant perdu leur couleur pour d’autres, les légumes arrosés du jus de la cuisson.
- Cela tiendra le ventre, dit la mère du petit garçon en coupant une tranche de pain dur qu’elle morcela équitablement pour que chacun puisse en avoir un morceau qu’il trempera dans le jus.
Le silence revint. Seuls les crépitements du feu, les cuillères dans les assiettes dénotaient avec la lourdeur du moment. Quand les assiettes furent vides, tous se levèrent.
- Au lit ! dit la maman à son fils. Demain il y a école !
Et après la vaisselle, pendant que la grosse bûche devenait cendres, le patriarche attrapa de sa main calleuse la boite posée sur le manteau de la cheminée. Elle contenait un mélange de feuilles séchées de tilleul, cassis, fraisier, noyer. En l’ouvrant, une odeur doucereuse envahit ses narines. Dans le fourneau de sa pipe en bois, il tassa une belle pincée et avec un bout de tison enflammé l’alluma. Assis dans son fauteuil recouvert d’une couverture pour cacher le délabrement du dossier, les yeux perdus et le regard vague, il tirait de petites bouffées de sa bouffarde. Son épouse avait les traits marqués. A chaque fois qu’elle entendait son mari de fermier parler du dedans du couloir de la mort, d’un champ où avait été trouvé un corps ou un obus, elle repensait à la trouille qu’elle avait eue quand elle avait dû marcher sur les cadavres où le sang giclait de la bouche. Depuis lors, elle n’avait plus quitté la ferme et se tenait à l’abri derrière ses murs épais. Elle avait avalé les mots et restait silencieuse.
- Tu sais, demain, faudra que j’aille à la ferme Hubert. Un corps est remonté à la surface et nous devons envoyer la plaque du mort au service de l’identification, faire appel à la gendarmerie. Le pire c’est qu’il va rester là car les nations ne voudront pas le rapatrier et ne payeront pas les pensions aux veuves.
Une larme coula le long des joues creusées de la femme. Depuis ce jour-là, elle avait vieilli. Elle avait perdu ses illusions de jeunesse.
© Krystin Vesterälen – 10 août 2017

Les sens du tragédien (texte inachevé sur le thème “le bon sens “ édité au salon de Carentan, le 7 octobre 2017)

Partir dans le bon sens ou avoir du bon sens pourrait introduire la réflexion sur les célèbres vers d’un poète connu du temps passé qui, si ma mémoire ne tourneboule pas, commencent ainsi : TO BE OR NOT TO BE ! THAT IS THE QUESTION ! Partir dans le bon sens est dès le départ dans la vie le bon chemin à prendre et à chaque fois, au fil du temps qui passe, reconduit par des choix et des décisions. Revenir en arrière n’est pas possible car, alors prendre le bon sens, avec la connaissance du futur, n’autoriserait pas  l’idée immédiate ou réfléchie. Vous iriez à contre sens ou à contre courant. Mettriez vous un apostille en bas de vos documents officiels et non officiels indiquant à votre connaissance future - ici, vous dans plus tard - vos pensées, vos actes du présent qui iront à l’instantané dans le passé ? Ce bon sens serait alors tronqué et qui sait si la peur ne vous tiendrait pas au ventre en sachant que vous devriez adapter le sens du futur à votre bon sens de votre présent passé. Quand au bon sens à avoir c’est relatif d’une personne à une autre, d’une époque à une autre, d’une culture à une autre…

 

“To be or not to be !

That is the question !”

 

Les répétitions étaient ardues. Le comédien, pourtant shakespearien, se sentait défaillir quand ces vers arrivaient dans sa bouche. Les mots pour lui n’étaient plus ces vers si savoureux qu’il connaissait auparavant. Alors une fois rentré chez lui, dans son salon, devant la cheminée, assis dans son fauteuil, pipe à la bouche, le comédien se laissait aller à la méditation.

-Pourquoi donc ce vers prend-il un autre sens ?

Et regardant son chemin dans la vie, ne s’inquiétait-il pas d’un choix incongru, d’un sens inconnu qu’il aurait pris, d’une décision malséante à un moment donné.

-Shakespeare ? Shakespeare ? Ma mémoire ne tourne pas rond. La mort de ma femme, tragique, où après une maladie longue, remplie de douleurs, m’a fait perdre le goût de vie. Je pensais qu’en acceptant ce rôle qui pourtant m’est bien connu, l’ayant interprété de nombreuses fois, je reprendrais le sens normal de ma vie. Le tragédien bien qu’habitué aux éloges, s’inquiétait de ne pouvoir servir au mieux le rôle, la pièce et l’auteur. Ses pensées l’emmenaient bien loin dans sa vie à la recherche de ce nœud, cette faille, qui empêchait la saveur du sens des vers. Il était persuadé que dès le début de sa vie, il avait emprunté le bon sens, sans heurt ni accroc. A chaque fois, au fil du temps qui passait, le bon sens de sa raison, reconduit par des choix et des décisions, ne l’avait jamais trompé. Il était certain qu’il était impossible de revenir en arrière, de retrouver sa femme belle, jeune et en pleine santé. S’il le pouvait, avec les connaissances qu’il a maintenant, il ne prendrait pas certaines décisions. Il sentit le doute s’installer dans son esprit.

-Si je continue à suivre le sens de mes réflexions, seront-elles de bon aloi ? Mettrai-je mes pas dans le bon sens ? Que ne puis-je déposer un apostille en bas de mes documents officiels et non officiels qui indiquerait ce que je fais, dis, pense dans le présent qui deviendrait un futur. Je retournerais sur mes pas  et réfléchirais à 2 fois avant de prendre des décisions pourtant bien maturées mais auxquelles il manquait l’élément indispensable : «  la conséquence de l’inconnu connu ».

Le bon sens des vers serait tronqué et qui sait si la peur ne le tiendrait pas en haleine en sachant qu’l devrait adapter le sens du futur au bon sens du présent. Ce fut alors le calme, la clarté dans les méandres mouvementés de sa pensée. Ces vers si forts, si bien construits et vivants en lui entrechoquent la souffrance encore trop récente du décès de sa chère épouse.

 

-Shakespeare ! Viens à mon aide ! Que tes vers aident le chemin de mon cœur. 


Et si jamais ! Et s toujours !                                                                                                                                                                           

C'éC'était les pensées de Richard qui s'était arrêté devant les vitrines d'un magasin de robes de mariée.

 

      – Quelles inventions, tous ces tralalas ! Des vides-porte-monnaies pour des tiroirs-caisse ! Jamais je ne me lierai à vie à une femme. L'homme est fait pour être polygame. Toujours n'est pas dans mon vocabulaire. Quoique... Toujours j'aimerai les femmes mais jamais une seule.

 

Et il reprit son chemin l'amenant au restaurant où l'attendaient ses amis. Cette soirée entre potes n'était pas unique. Toutes les semaines Richard et ses amis se réunissaient pour déguster les fruits de mer accompagnés d'un merveilleux Bourgogne blanc. Il y avait, assise devant le bar, sur un siège sans dossier, attendant une table, une femme aux longs cheveux blonds. Elle montrait son dos bronzé, dénudé. De fines bretelles noires retenaient la robe en mousseline noire. A l'allure distinguée, elle devait être superbe. Il avait hâte de voir son visage, ses bras, ses mains. Avec sa taille fine, ses hauts talons des idées lui venaient à l'esprit :

 

– Et si jamais elle était laide ? Non ! Cela ne se peut ! Trop belle de dos !

 

Et il se confortait :

 

– De toutes façons elle n'est pas pour moi. Même si elle me fait de l'effet je ne l'embarquerai pas ce soir. Je vais attendre. Et puis si cela se trouve, sa compagnie est déjà toute trouvée. Elle est peut-être une professionnelle nocturne ?

 

Le serveur arrivait avec la note quand la femme se retourna. Une plastique de magazine de mode, une sensualité dans le regard, une moue mutine, des doigts aux ongles longs et de couleur rouge rehaussaient le noir profond de la robe légère. Il la reconnut en un instant. Sylvie, la camarade de classe de seconde au lycée Sainte-Thérése à Lisieux. Tous les matins, tous les soirs tous deux rentraient en bus dans la zone où leurs parents louaient un appartement H.L.M. Ils s'en allaient, la tête basse de honte, sans que personne ne s'en aperçoive. Jamais ils ne participaient aux activités du mercredi après-midi. La peur leur nouait le ventre que leurs camarades découvrent leurs chaussettes trouées. Leurs parents vivaient de l'aide sociale et de petits boulots au noir. L'un et l'autre s'étaient promis de quitter la zone et de devenir quelqu'un. Ils s'étaient donné une promesse mutuelle :

 

– Si jamais nous devenons riches avec châteaux en Espagne, voitures et jet privé... et que nous nous rencontrions un jour... jamais nous ne parlerons de notre enfance. Nous ferons comme si nous nous connaissions pas.

 

Lui, Richard, avait passé son bac moyennement et avait trouvé du travail à la banque de la ville. Il avait gravi les échelons jusqu'à en devenir un homme d'affaires avisé. La bourse et ses valeurs l'avaient beaucoup aidé dans cette ascension vers le sommet de la Fortune. Et il avait oublié, au  fur et à mesure, d'où il venait, qui étaient ses parents, qui il était. Maintenant il était écouté et choisissait la vie qu'il voulait mener. Elle, Sylvie, avait passé son CAP de coiffure et avait travaillé dans un salon de Lisieux. Très vite la grande ville l'avait attirée comme le miel, la mouche. Elle avait donc débarqué à Caen et quelques mois plus tard à Paris. Coiffeuse en boutique les clientes bourgeoises et capricieuses la tiraillaient sans cesse. Un jour, n'en pouvant plus elle avait renversé, comme Tatin à son époque créant ainsi la fameuse tarte Tatin connue de tous, sur la tête d'une actrice de cinéma un produit qui donna naissance à une nouvelle couleur qui fit fureur. Peu à peu elle entreprit sa propre marque de produits capillaires et devint ensuite riche et célèbre. A partir de ce moment-là elle se transforma, s'affina pour devenir cette femme superbe. Leurs regards se sont croisés. Se sont-ils reconnus ? Plus que possible si on en juge par leurs mouvements d'épaule. Il se leva en disant :

 

–Je reviens dans quelques instants. Le  bureau...

 

Et le téléphone à l'oreille il quitta la table, se dirigea vers le bar et s'arrêta à hauteur de la femme.

 

–Je vous ai remarquée. Puis-je vous offrir un verre ?

 

Le barman qui connaissait bien sa clientèle déposa le cocktail que buvait habituellement la femme.

 

–Georges, c'est pour Monsieur ! Je ne suis pour personne !

 

Et laissant pantois Richard, elle se dirigea vers une table où une autre femme l'attendait avec impatience. Toutes deux s'enlacèrent et se bisèrent avant de se rasseoir. Richard venait de comprendre que cette Sylvie-là ne ressemblait à rien à la Sylvie qu'il avait connue.

 

–Et si jamais ce n'était pas elle... ?

 

Ce questionnement l'ébranla. Il ne savait quelle contenance prendre. Sourire ? Oui, pourquoi pas. Cela sauve les apparences. Insulter ? Cela lui sera défavorable. Alors il fit demi-tour et sur ce mouvement dit au barman : –Tant pis. J'aurai tenté ma chance. Les plans à trois, trop peu pour moi !

 

Et l'oreillette de son téléphone portable suspendue à son cou, il retourna auprès de ses amis qui l'attendaient ironisant sur l'excuse employée par Richard pour draguer une femme. L'homme doutait non seulement de l'illusion qu'avait offerte cette femme mais ne voilà-t-il pas qu'il doutait de lui, de son charme.

 

–Et si jamais l'argent que je possède m'a donné l'arrogance de croire que je plairais à toutes les femmes. Cette femme-là n'a rien à faire de l'argent. Personne ne peut l'acheter. Ou bien joue-t-elle au jeu dangereux “j'attends que le poisson morde”

 

Quelle contenance allait-il tenir devant ses amis ? Car le doute était là aussi. Les amis l'appréciaient-ils vraiment ou seulement ce qu'il pouvait procurer comme plaisirs. En y réfléchissant de plus belle il énuméra les tournées qu'il avait offertes et celles que ses amis avaient offertes. Il se creusa la cervelle et découvrit que c'était lui qui payait les verres. Même au restaurant il payait pour les amis. Même les places de théâtre il les payait. Il payait rubis sur ongle, n'avait aucune dette, possédait un compte en banque à faire rougir de plaisir la carte bancaire. Il conduisait une décapotable, l'été et une luxueuse berline, l'hiver. Aspen et Saint-Tropez n'avaient plus de secrets pour lui. Quand il regardait derrière lui, il contemplait un chemin allant de la pauvreté à la richesse. Il avait montré et démontré ses compétences, ses atouts. Cette façade brillante cachait un gouffre que jamais l'argent, les filles, les voitures, les voyages, le pouvoir ne pourraient remplir. Il le savait qu'à force de grimper, ceux qui sont en bas l'enviaient ou le plaignaient. Quand ses collègues lui reprochaient son opportunisme, il répondait ironiquement :

 

–J'ai su saisir une occasion et puis deux et puis trois... Je sais mettre en avant mes atouts.

 

Mais cette fois-ci les sourires condescendants, les ironies derrière son dos iraient bon train :

 

–A cause d'une fille qui n'en avait rien à foutre de moi et de tout ce que je représente.

 

Obsédé par la capture de cette jeune femme, il retourna dans le restaurant tous les jours, à la même heure. Et restait à boire au bar toute la nuit, jusqu'à la fermeture. Il demandait au barman qui connaissait bien cette jeune personne :

 

–Est-ce... ?

–Non. Elle n’est pas là, ce soir

 

Et ce manège dura un mois. Il se levait tard, son travail s'en ressentait. Il oubliait des rendez-vous d'affaires. Son instinct le trompait sur les valeurs boursières. Il perdit fortune, maisons, voitures. Et alors qu'il passait prendre le dernier verre dans ce restaurant, sachant qu'il ne viendra plus, le cocktail serait trop cher pour lui, la jeune femme entra. La sensualité qu’elle dégageait, le corps divin qui s’avançait, ondoyant sous une robe seyante, l’envie de posséder cette femme, ne serait-ce qu’une nuit, lui vint. Il fut tout heureux quand elle daigna s'asseoir sur un tabouret de bar, à côté de lui :

 

-Vous ne m’offrez pas un verre, ce soir ?

 

Comment aurait-il pu lui avouer qu’il était aussi pauvre que Crésus était riche ? Il ne le pouvait. Il se souvenait alors des quolibets des ses soi-disant amis, ses collègues. Jamais il n’avait ressenti une telle honte. Au moins quand il vivait avec ses parents, dans l’appartement HLM de banlieue, il avait toujours pu avoir ce que ses parents pouvaient lui offrir. Par la suite, il a acheté des amis à sa convenance.

 

–Vous aviez l’air de me connaitre, l’autre soir. Nous sommes-nous déjà rencontré ?

–En vous voyant je me suis souvenu d’une amie d’enfance. Cela fait des lustres que je ne l’ai vue.

–Comment s’appelle-t-elle ? Peut-être que je la connais.

–Sylvie

–Quelle coïncidence. Moi aussi. Je viens de Lisieux.

 

Les pensées dans l’esprit de Richard galopaient à tout allure :

 

–Je suis Richard. J’étais au lycée Sainte-Thérése à Lisieux

–Je sais. Je t’avais reconnu. Mais je ne pensais pas que toi, tu m’avais reconnue. Après Lisieux j’ai été à Caen et ensuite à Paris. Mais Lisieux me manquait, mes parents aussi. C’étaient des braves gens. Ils sont morts maintenant. J’ai tout lâché : ma société, mon appartement, ma voiture. J’ai une ferme et je fais dans le bio. Quand je viens dans la capitale c’est pour vendre mes produits.

–Et tu es heureuse ?

–Très ! Que les rêves de jeunesse, des fois, sont idiots. Cela a été la plus belle chose qui me soit arrivé : retourner dans ma ville.

 

Il la détaillait d’un regard approbateur.

 

–Je n’ai plus rien à faire à Paris. Je retournerais bien à Lisieux avec toi.

 

Le lendemain matin, tous deux prenaient le train la gare Saint-Lazarre.

 

 

@ Krystin Vesterälen – 2 avril 2015

 

 


La Perte de contrôle

A travers la renonciation de vivre comme ses parents l’avaient éduquée, Amélie Van Den Bosch se croyait libérée de la contrainte sociale. Toute heureuse, à dix-neuf ans, d’avoir claqué la porte de la maison familiale, elle avait rencontré sur son chemin d’indépendance les remontrances de sa mère et de sa grand-mère ; son père, lui, de son propre aveu, ne l’avait jamais comprise et s’était alors claquemuré dans ses codes de bourgeoisie. Depuis qu’elle était née, son grand-père et son père lui avaient répété dès que les occasions se présentaient et elles se présentaient très souvent :

-          Après ton bac, tu entreras à l’université qui a formé tous les Van Den Bosch. Tu te feras un carnet d’adresses…

Ainsi donc elle était le rêve familial, elle, l’unique enfant née fille mais élevée garçon. Son avenir était tout tracé : elle serait avocat et travaillerait au sein du cabinet familial. Elle avait crié sa colère, son désespoir : elle voulait entrer à l’Ecole des Beaux-arts de Bruxelles. Son père l’avait, alors, menacée de lui couper les vivres si elle ne se reprenait pas. Pour lui, ce n’était pas un travail. Ce ne serait pas rémunérateur. Ce jour-là fut déterminant pour sa décision. Voilà deux mois que la convocation de l’Ecole des Beaux-arts de Bruxelles était arrivée et son père, déterminé à lui faire ignorer la nouvelle qu’elle attendait tant, avait ouvert et lu le courrier. Sans le donner à sa fille, il le déchira après lecture et le jeta dans la corbeille de son bureau. Ce fut par hasard que passant devant l’école elle y entra et demanda des nouvelles de la suite donnée à son dossier d’inscription déposé. De stupeur, elle bégaya :

-          Vous avez envoyé une convocation ! La poste a dû la perdre… Quand dois-je me présenter ?

-          Le 14 août, répondit l’employée avenante.

-          Mais c’est dans quinze jours, s’était-elle écriée, l’énervement dans la voix. Jamais mon dossier de présentation ne sera prêt.

Son dossier, son porte-folio !  Elle y avait mis tout son cœur et ses espoirs. Elle avait choisi avec grand soin ses mots et les photos de ses peintures et de ses illustrations. Elle changeait régulièrement la place des photos, les remplaçait par d’autres. Elle avait toujours rêvé d’intégrer une maison d’édition en tant qu’illustratrice. Suivre un cursus d’art graphique était, pour elle, une nécessité vitale. Elle acquérrait différentes techniques et palettes graphiques. Courageusement elle avait indiqué, sur le formulaire accompagnant  sa présentation, au paragraphe  « expérience(s) » : création du logo d’une maison d’édition, création de motifs et mise en page de sets de table d’une auberge, participation à un recueil de poésie en tant qu’illustratrice. Elle s’était attelée à ces tâches avec plaisir, la nuit, à l’insu de tous dans les toilettes jouxtant le dortoir. Pendant que le sommeil veillait nocturnement sur les esprits de ses camarades qui dormaient, Amélie quittait son lit et sortait de dessous le matelas sa boîte de création (cahier à dessin, crayons secs et gras, peintures, pinceaux…). Hors du dortoir, courant pieds nus, juste habillée de sa chemise de nuit, dans le couloir où brillait une veilleuse indiquant ainsi le chemin des cabinets. Assise à même le sol, devant la file des éviers en émail blanc, elle crayonnait, dessinait, encrait, coloriait. Elle utilisait tout ce qu’elle pouvait trouver sous la main : le morceau de brique rouge tombée du mur, le plâtre blanc sur le sol, le papier-toilette, le bout de savon… Tout n’était qu’exploration des matières, des formes, des couleurs. Pendant ce moment nocturne, elle laissait libre court à son imagination et quand, fatiguée, elle retournait dans son lit, elle sentait l’angoisse la prendre au ventre, l’inquiétude de découvrir, au matin, l’œuvre de la nuit.

Elle se hâta derechef de prendre le chemin du retour vers Uccle. Au fur et à mesure ses pas devenaient nerveux, rapides, fougueux ; son souffle haletait face à l’audace de son père, ses oreilles bourdonnaient par ses pensées confuses de colère et de tristesse. Pourtant elle s’était machinalement dirigée vers le quartier des affaires, rue de La Loi. Elle pénétra dans un immeuble, construit il y a dix ans à peine, aux façades de verre noir qui donnaient une apparence de richesse moderne et financière. Son père lui avait toujours dit :

-          Si tu veux attirer les hommes d’affaires qui réussissent, il faut montrer que toi aussi, tu réussis, que tu es prospère, que tu es riche.

C’était d’ailleurs pour cette raison que le cabinet d’avocat avait déménagé. Non pas qu’il n’était pas bien situé dans la capitale. Il était dans un quartier bourgeois mais éloigné, excentré. L’immeuble de style Horta était plus visité par les touristes et étudiants en architecture que par les PDG. La clientèle que voulait attirer son grand-père et son père ne venait pas dans cet ilot architectural. Il était donc raisonnable que le cabinet déménageât pour être proche des affairistes. Après le passage de la porte tournante, l’agent de garde la salua.

-          Bonjour Mademoiselle Van Den Bosch. Vous venez voir votre père ! Une signature sur la tablette, s’il vous plaît.

Après y avoir déposé son pouce, l’ordinateur transmit l’empreinte au service de surveillance et la réponse, instantanée, donna accès à l’ascenseur. Les portes métalliques s’ouvrirent laissant le passage à un couple qui se dirigea vers le hall de sortie.

-          3ème étage, annonça-t-elle en posant son doigt sur le bouton.

La colère n’avait pas disparu même si elle avait diminué d’intensité. Aussi quand l’ascenseur s’arrêta et d’une voix mécanique :

-          3ème étage. La société TRIBAL vous souhaite une bonne journée.

-          Connerie tout ça !

La voix l’avait électrisée et la verve lui montait. Elle se sentait prête à affronter son père. Quittant l’ascenseur d’un pas ferme dès que les portes s’ouvrirent, elle marcha dans le couloir. Devant l’hôtesse d’accueil :

-          Bonjour Mademoiselle Van Den Bosch. Votre père est en audience au tribunal. Vous pouvez l’attendre dans son bureau ? Voulez-vous un café ?

Sans répondre, elle ouvrit la porte du bureau où son père travaillait. Un bureau large et précieux en bois rouge d’acajou sur lequel étaient posés des dossiers en attente de consultation, un ordinateur, un téléphone… le long du mur, un bar bien achalandé. Devant lui, une table basse, un canapé et deux clubs. Son père aimait s’asseoir sur le fauteuil en cuir, face à la porte, un verre de whisky à la main. La colère la prit devant le bureau si bien ordonné. D’un coup de main, elle balaya la pile de dossiers.

-          Des passe-droits, certainement ! Ils devront attendre !

Dans sa rage, attrapant les dossiers, elle les laissa glisser dans la déchiqueteuse trop contente de faire son travail.

-          Je ne serai pas comme toi ! C’est la dernière fois que tu te mêles de ma vie.

Agrippant les câbles reliant l’ordinateur au sol, elle fit tomber du haut du meuble, la machine qui s’éventra, montrant ainsi le disque interne et celui de secours.

-          Je vais prendre une assurance ! Tous les petits secrets ! Une grande perte, pour toi, mon cher papa !

Elle arracha sans ménagement le disque dur externe et versa du whisky avant de jeter une cigarette sur l’ordinateur éventré. Les flammes sortaient du métal. Les cuivres sifflaient tout en fondant pour devenir une masse informe où les composants, le bloc se mêlaient pour offrir aux regards courageux des pompiers la couleur du diable. D’un pas vif, elle quitta les lieux. Une fumée opaque, jaune, âcre, suffocante qui prenait à la gorge, se dégageait et, tel un serpent s’immisçant dans tous les interstices rampait sur le sol après avoir suivi les formes des fauteuils, du bureau et sortait par-dessous la porte. Déjà elle envahissait le hall d’entrée, l’hôtesse appelait les pompiers. Elle entendait les verres et les bouteilles, les lampes, sous l’effet de la chaleur, craquer.

-          J’ai été un peu fort, là ! pensa-t-elle en revenant sur ses pas pour attraper l’extincteur.

D’un coup de jet propulsé par la bombonne, elle éteignit les flammes et la fumée cessa de se répandre. Elle reprit en hâte la direction de l’ascenseur et sans un regard vers le gardien qui l’interpellait, elle fila dans la rue. L’air avait fraîchi. Le vent s’était levé et les voitures bruyantes par leur nombre infernal et les klaxons rappelaient aux autres véhicules l’énervement dont faisaient preuve les conducteurs. Il était 19h et les chauffeurs des voitures diplomatiques tentaient de se frayer un chemin pour arriver au moment où les dirigeants sortiraient sur le pas de porte des immeubles. La station de métro « Arts-Loi » engloutissait le flot d’employés rentrant chez eux. Amélie faisait partie, tel un banc de sardines se mouvant en se pressant vers le haut de la colonne, de cette masse grouillante où elle se sentait prise au piège de suivre obligatoirement celles et ceux attirés par le bruit de ferraille du tram, qui s’arrêtaient aux quais, tels les rats quittant la ville au son des premières notes de la flûte. Son esprit annonçait l’inquiétude de l’avenir de sa passion anéantie. Les doutes et les certitudes d’avoir bien ou mal agi s’agitaient en elle. Elle ne pouvait plus revenir en arrière, remonter le temps. Non pas qu’elle ressentait de la culpabilité vis-à-vis de son acte ni des clients du cabinet d’avocat. Elle les savait pas très honnêtes, « des mains pas propres à nettoyer à coups de lois » disait son père. Elle ne s’inquiétait pas de savoir si la destruction de leur dossier allait les mettre à mal. Cela ne la concernait en rien. Mais elle craignait les foudres paternelles. Elle en avait des souvenirs cuisants. Des images et des voix lui revenaient de son passé.

Sa nurse – c’était des nurses qui élevaient tous les enfants Van den Bosch – anglaise – car dans la famille Van den Bosch, les garçons devaient être familiarisés avec le français, le flamand, l’allemand et l’anglais. A cinq ans tous les enfants devaient parler ces quatre langues. Madame Hearth avait été sa préférée. Son attachement avait été sincère. Son père la trouvait laxiste aussi elle ne resta pas longtemps dans la demeure familiale. Elle lui parlait comme à une jeune demoiselle, lui enseignant les arts, l’emmenant dans les musées pour découvrir les grands chefs-d’œuvre, au théâtre et à l’opéra. Avant de s’endormir elle lui lisait de la poésie ou des contes d’Uylenspiegel. Cela n’était pas du goût de son père.

-          L’imagination nuit aux affaires. Vous devez lui apprendre les sciences, la tenue en société. Rien d’autre n’a d’importance.

Amélie se souvenait encore du dernier baiser de sa nurse et les larmes lui montaient aux yeux. Sa mère avait suivi le même chemin que son mari. Tout ce qui pouvait, dans son esprit, nuire au statut social de la famille, était contre elle. Diagnostiquée paranoïaque par les professeurs de l’hôpital de l’université catholique de Louvain, son mari la maintenant dans l’état de dépendance médicamenteuse, elle entrait toujours dans le jeu du chef de famille. Sonnée toute la journée, elle ne se réveillait qu’à la voix forte de son mari sermonnant, donnant des ordres à la nurse ou aux serviteurs. Alors elle écoutait, acquiesçait, mettait son grain de sel en annonçant :

-          Vous devez éduquer cet enfant pour qu’elle devienne une Van Den Bosch, qu’elle ait une fonction à la hauteur de son nom de famille.

Plus tard quand les différents précepteurs eurent achevé ce pourquoi ils étaient rémunérés, elle entra dans une institution reconnue pour le nombre d’étudiants dont l’avenir était de diriger les hautes sphères de la société belge voire internationale. Ainsi donc, Amélie, à l’âge de douze ans, entra dans cette école où elle suivit les cours, la journée et la nuit, au pensionnat où elle n’avait pas l’autorisation de rentrer chez ses parents, allongée sur son lit dans le dortoir des filles, elle repensait à la journée.

Debout dans la rame, la main tenant le pilier ou bien le pilier la maintenant droite comme le tuteur que le jardinier enfonçait en terre auprès de la tige qui retenait les fleurs d’orchidées blanches, jaunes, roses, violettes. La sueur coulait de son front dans son cou et son dos. Ses mains étaient moites. A chaque ouverture de porte - l’air chaud du quai et pourtant ventilé lui donnait un semblant de fraîcheur – elle sursautait. Elle qui n’avait jamais rien dit, jamais haussé le ton, ne s’était jamais rebellée contre les décisions de son père et quand elle osait… elle était réprimée au point qu’elle était devenue une autre âme, celle que son père voulait qu’elle fût. Elle ne comprenait pas l’excès de colère qu’elle avait eu. Elle avait appris à dissimuler ses rêves, ses passions, à falsifier ses pensées. Tout n’était que factice. Etait-elle cette jeune femme coléreuse qu’elle avait rencontrée, pour la première fois, dans le bureau de son père ? Maintenant tout en se posant des questions qu’elle n’aurait jamais imaginé avoir, elle regardait de tous côtés, les visages de ses voisins. Ils étaient rouges par la chaleur et l’énervement dû aux conditions de transport. Leurs regards étaient mornes, sans vie. Seul un homme la regardait intensément. Ses yeux étaient d’un bleu pâle, ses cheveux si clairs qu’ils en étaient blancs.

-          Il doit lire sur mon visage, dans mes yeux, les doutes, la peur. Il doit entendre les battements de mon cœur. Faut que je sorte d’ici !

La peur la tenaillait au ventre. Elle devenait parano.

-          Il va me dénoncer à la justice. Faut que je parte loin d’ici, loin de ma famille. Faut que je me fonde dans un autre décor.

La rame s’arrêta brusquement et ce fut à l’intérieur des bousculades, des râles d’énervement, des souffles de dépit. La voix du conducteur, au micro :

-          La STIB vous prie de l’excuser de la gêne occasionnée par cet arrêt intempestif : un colis suspect a été découvert à la station De Brouckère

-          De MIVB vraagt u als zij van de verlegenheid veroorzaakt door deze hinderlijke uitspraak : een verdacht pakket werd ontdekt op het station De Brouckère

Les fronts des voyageurs devenaient brillants, peut-être pas par l’intelligence mais par la sueur. Il faisait chaud, tellement chaud. Des femmes tombaient évanouies. Tombaient tout en restant debout entre les montants argentés et les personnes qui n’avaient pas trouvé de sièges. Elle-même se sentait défaillir. Ses entrailles lui faisaient mal. Elle avait envie de vomir. Les voix de ses proches voisins lui arrivaient assourdies, les lumières au plafond de la voiture clignotaient comme un signal d’alarme.

-          Je dois sortir ! Il faut que je sorte d’ici. Mais pour aller où ? Chez Père et Mère ? Pas question ! Avec les données de l’ordinateur entre mes mains, les clients de Père doivent être à ma recherche et il ne fera rien pour m’aider.

Enfin la rame reprit sa route lentement d’abord et fila ensuite afin de rattraper le retard.

-          Gare centrale ! Je vais descendre. Je vais quitter Bruxelles. Aller où ? Je verrai bien ! En tout cas faut que je cache le disque. Une consigne ? C’est une bonne idée !

Les couloirs sont interminables quand le temps joue avec la rapidité des jambes qui courent, les escaliers sont sans fin, les escalators d’une longueur infernale ! Enfin elle était arrivée dans la salle des pas perdus et se rendit compte que le nom allait bien à cette salle. Grande, froide et triste.

CONSIGNES VOYAGEURS

-          Parfait, pensa-t-elle en ouvrant un casier et en y glissant le disque dur enveloppé de papier kraft.

Une fois le casier fermé, la clé dans sa poche, elle se dirigea le plus calmement possible auprès du premier guichetier où personne n’attendait son tour. Elle dépassa le panneau d’affichage annonçant les trains en partance et ceux qui arrivaient. Il lui signalait, de sa couleur verte et clignotante « Alors, décide-toi ! Où veux-tu aller ? »

-          Le premier qui part fera l’affaire.

-          C’est pour où ? lui demanda le guichetier devant la jeune femme muette.

-          Un aller pour… pour… Waterloo. « …WATERLOO, MORNE PLAINE… » Très bien pour se cacher, réfléchir à la situation et attendre que cela se calme, pensait-elle sans penser aux conséquences.

Une fois le billet entre ses mains, elle courut vers le quai. Le train s’apprêtait à partir, les portes démarraient leur lente fermeture.

-          Juste à temps, riait-elle dans son for intérieur en forçant l’ouverture de la porte d’un wagon.

Mais en posant son pied sur le marchepied elle se rendait compte de sa fuite en avant. Maintenant elle prenait conscience du besoin de réfléchir. Dans la voiture où de nombreuses places étaient disponibles elle en choisit une près de la fenêtre.

-          Le paysage filera en même temps que le temps.

Maintenant la peur avait changé de forme. Elle ne craignait pas les poursuites judiciaires et les menaces des malfrats. Non, elle se rendait compte que les foudres paternelles seraient bien plus terribles et qu’elles dureraient longtemps. Elle espérait, alors, en se cachant, échapper à ce mauvais sort. Pourtant outre la peur de la colère de son père, elle ressentait le vide, l’absence future de sa famille, de la maison, de ses repères. Elle se demandait maintenant ce qu’elle allait devenir, où elle allait vivre.

-          Je n’ai jamais été indépendante. Je devais tout à mes parents, à leurs relations d’affaire. Je voulais une nouvelle robe ? Cela m’était facile ! Je montais dans la voiture et donnais la destination au chauffeur. Dans les boutiques je choisissais et prenais sans que j’avais à présenter une carte bancaire. Le magasin envoyait une facture à mon père qui les payait rubis sur ongle.

C’était à peine si elle voyait le paysage défiler. Quand elle aperçut le nom de la gare, elle sursauta. Le trajet avait été plus rapide qu’elle ne le pensait. Le tunnel qui passait sous les rails menait de l’autre côté et parvenait ainsi aux bâtiments administratifs de la gare. A cette heure, elle était déserte. Les employés et le flot de voyageurs s’étaient dispersés. Amélie errait comme une âme en peine à l’intérieur du bâtiment à briques rouges noircies par le temps et par la pollution des voitures circulant sur la route passant à proximité. Epuisée par les réflexions intenses qu’elle avait connues ces dernières heures, elle s’assit comme une automate  sur un banc. A quoi pensait-elle à ce moment ? A plus rien ! L’esprit vide ! Avait-elle seulement connaissance du lieu où elle était maintenant ? Pas certain ! Les expressions de son visage s’étaient soudainement apaisées, les traits tirés auparavant s’étaient relâchés, ses yeux, entourés de cernes bleues. Agée de même pas 20 ans, elle en paraissait bien plus. La fatigue tombée sur son dos arrondissait les os. Elle regardait autour d’elle. Ce qu’elle découvrait était une grande rue aux maisons alignées. Elle qui aimait le beau, l’esthétique elle ouvrait des yeux d’étonnement devant la banalité de la petite ville brabançonne. Mais très vite se posa le problème de la nuit. Où allait-elle dormir ? Elle ne connaissait personne, pas de famille proche ou éloignée, pas de relation paternelle, pas de camarade de classe ou de dortoir.

-          Un hôtel ! Il doit bien y avoir un hôtel ici !

Elle marcha sur le trottoir de cette grande rue. Elle menait au centre névralgique de la ville, la maison communale face à l’église blanche,  bureau de police. Sur le coin du boulevard se tenait un restaurant qui louait quelques chambres. Amélie voulait dormir. Elle sentait son corps fatigué. Aussi elle poussa la porte de l’hôtel et demanda à la patronne une chambre.

-          Chambre 32, au second étage. Petit déjeuner entre 7 et 10h.

La chambre était sobre et élégante. Elle alluma la télévision, retira ses vêtements qu’elle plia soigneusement avant de les poser sur le fauteuil. La télé débitait les informations quotidiennes. Même sous la douche, alors que l’eau chaude coulait sur son corps et le soulageait de la nervosité de la journée, elle les entendait. Elle se frotta vigoureusement le corps avec la serviette de bain moelleuse. Dans sa nudité elle s’allongea entre les draps accueillants. Elle ne resta pas longtemps les yeux ouverts. Cette nuit-là fut sans rêve. Ce fut le lendemain, à son réveil, qu’elle sentit le soulagement. Ce poids, ce carcan qui l’emprisonnait s’était envolé. Que lui importait son avenir ! Pour le moment elle se libérait, libre de sa famille.

-          Je suis leur mouton noir, leur furoncle. Toute la famille va se réunir pour décider du problème. Car je suis devenue Le problème, celle qu’il va falloir absolument éviter !

Elle ne ressentait aucune inquiétude. Elle se leva du lit et se dirigea vers la douche. L’eau qui coulait sur son corps lui semblait douce, une caresse voluptueuse. La douche emportait toutes ses angoisses de la journée d’hier. Un petit déjeuner vite englouti avant de partir se promener dans la petite ville. Elle avait tellement entendu parler du Lion qu’elle voulait se rendre sur le lieu de la bataille et voir de ses propres yeux la bête coulée dans les canons de bronze. Elle respirait un autre air, emplissait ses poumons de légèreté. Même ses pas, heureux, ne touchaient pas le sol.

-          Voilà un coup de gueule qu’ils n’oublieront pas de sitôt. Elle employait le « ils » pour désigner sa famille, signe pour elle, qu’ils s’éloignaient. Que cela fait du bien ! Il a fallu tout ce temps pour qu’enfin je sorte de ma coquille. Maintenant faut que je sois totalement autonome, faut que je trouve un travail.

Ce fut dans le journal qu’elle lut une proposition. Le musée de la dentelle de Bruxelles cherchait un graphiste et un designer. Enthousiaste elle téléphona et la voix au bout du fil était jeune et rassurante. Une belle voix féminine ! Le rendez-vous fut pris pour l’après-midi et Amélie n’eut pas de temps à perdre. Elle eut juste le temps de rentrer à l’hôtel, régler la nuitée, faire les kilomètres qui la séparaient de la gare et prendre le premier train en partance pour la capitale. Son cœur se réjouissait. Enfin elle faisait quelque chose par elle-même. C’était sa décision à elle. Elle l’avait prise seule, toute seule. Elle pensait qu’elle volait dans les airs tant l’allégresse la rendait légère. Ce fut dans cet état d’esprit qu’elle arriva devant le musée bruxellois. Quand elle rencontra la directrice du musée, elle souriait d’aise.

-          Bonjour. Asseyez-vous. Montrez-moi votre book.

Le feuilletant avec intérêt :

-          J’aime beaucoup votre esprit. Il transpire dans vos créations. Etes-vous prête à commencer dès demain ? 1 800 € net par mois, carte STIB offerte et tickets repas.

-          C’est très bien. Je suis libre pour commencer demain.

Après une poignée de main ferme et honnête, elle sortit.

-          Tiens ! Mais si c’est pas extraordinaire ! Un studio à louer. Parfait. En tout cas cela me fera des vacances d’être enfin autonome..

Enthousiaste elle prit rendez-vous pour le visiter. La loueuse était charmante. Le studio clair, spacieux, moderne et dans le centre de la capitale. Elle le loua de suite.

-          Que demander de mieux. Un kot, un boulot. A moi la vie sans mes parents. Je ferai les Beaux-Arts en cours du soir.

Elle trépignait déjà d’impatience. Elle avait oublié toute la journée d’hier. Pourtant un appel téléphonique la lui remémora en un instant. Toute son enfance, adolescence défila devant elle.

-          Allo Amélie. C’est ton père. Bravo pour ton entretien d’embauche et ton appartement. La directrice du musée me doit un service et elle vient de me le rendre. Comme tu seras seulement payée à la fin du mois, je vais payer ton premier loyer.

Sans un mot, Amélie coupa son portable.

-          C’est pas encore maintenant que je serai hors des griffes familiales. J’aurais dû aller à l’autre bout de la terre.

 

 

© Krystin Vesterälen – 29 mars 2016


Le doute à jamais

Durant cette année d’attente intense, ma patience a été mise à rude épreuve. Comment aurait-elle pu imaginer, durant ces dix années précédentes, qu’enfin elle serait mère. Elle avait tout essayé. Des pèlerinages, des rebouteux, des recettes de bonnes femmes, des conseils trouvés sur les forums, des posologies à chaque fois différentes, dès que les spécialistes en changeaient. Et alors que la machine ovarienne lui disait : « je veux être mère », elle arrêta tous les traitements, découragée qu’elle était. Bien sûr qu’elle était entrée dans la déprime. Moi ? J’étais la cause de la moitié de sa dépression. La pauvreté de ma semence lui avait fait subir espoirs et déceptions entremêlés d’inquiétudes. Jamais elle ne m’en voulut, pourtant elle était devenue hargneuse envers tout le monde, ses amies, sa famille, ses collègues, ses voisines. Le jour où elle m’annonça l’arrêt des traitements, elle avait argumenté : « la nature est contrariée et, si un enfant doit venir au sein du foyer, il viendra ». Là, je fus inquiet. Comment ne pas se souvenir de cette soirée, au bar, après le travail, où mes collègues et moi avions bu une bière, histoire de décompresser d’une journée stressante avant de rentrer chez soi. Je m’étais ouvert à un collègue, nouvellement père et au courant de bien plus de choses que moi sur la maternité. Après avoir écouté les difficultés que ma femme et moi avions pour avoir un enfant, il me dit en souriant : « Quand l’horloge biologique d’une femme turbine, il faut assouvir ce désir d’être mère. Elle le deviendra coûte que coûte, avec ou sans toi, avec toi ou avec un autre, même rencontré dans la rue, dans le train. Une seule fois suffira ! » Alors des rêves érotiques sont venus hanter mes nuits. Je voyais ma femme, belle, sexy, s’offrant au premier homme rencontré dans un bar. Car elle plaisait, ma femme. A trente-huit ans, un corps svelte, bien fait, harmonieux au regard et sous les caresses, un volcan de sensualités. Plus d’un homme la désirait. Plus d’une femme jalousait son allure, ses yeux, ses cheveux. Elle s’habillait de façon seyante. Combien de ses amies ne lui avaient énoncé le regret des kilos en trop, des vergetures, des sueurs nocturnes… mais ces arguments ne l’avaient pas découragée. Bien au contraire : elle voulait un enfant à tout prix. Ce fut à ce moment-là que la vie de notre couple redevint celle d’il y a dix ans. Des sorties en amoureux, des petits plats… Entre les draps, nous avions retrouvé la complicité d’auparavant. Je pensais qu’elle avait oublié cette lubie. Quel ne fut pas mon étonnement quand une lettre arriva, ce matin. Le facteur, en me voyant, avait fait un signe de la main, me criant : « Voilà certainement la nouvelle tant attendue ». Elle émanait d’un cabinet médical, d’un gynécologue. Curieux, j’ouvris et lus : « Madame XXX, c’est avec une joie certaine que nous vous informons de votre grossesse ». L’accouchement était prévu en décembre. Dans six mois ? Mais… Mes doutes étaient-ils donc fondés ?

 

 

© Krystin Vesterälen – 27 août 2016


« An nouveau – chansons de fête » : citation de la publicité de la boutique de jouets.

Entrée d'une dame bien mise :

        Monsieur, pour Noël... Pour mon petit neveu... un train.

        Très bon choix. Vraiment judicieux. Quel âge ?

        Euh

Regard de biais du commerçant, fusée de sa pensée :

        Pauvre dame ! Déjà Alzheimer ! Si jeune !

Compréhension muette de la dame.  Alors tout haut :

        Quoi ? Mon neveu ? Oh non, plus vieux que moi.

Le commerçant vers la porte de la rue :

        Gris orage ce soir ! Mauvais temps ;

        Temps d'hiver !

        Attention : glissade !

Chaussures à crampons contre neige verglacée.

Elle, cadeau sous le bras, sur le trottoir, à petits pas cadencés.

Passage devant le guichet automatique :

        Retrait bancaire pour une dinde dodue de Noël

La voix de la machine :

        Combien ?

        50 €

        Pas de chance : pas assez sur le compte.

Introduction d'une autre carte bancaire. A nouveau la voix métallique :

        Combien ?

En pensée :

        Pas 50 €. trop peur du pas assez.

        40 €

        Votre code.

Après le code, sortie des billets par le sourire de la machine.

        Même pas un au-revoir. Foutue bécane !

Rapide comme l'éclair, entrée fracassante chez le volailler, choix de la dinde :

        Trop bleue, l’œil torve, langue rouge tirée, odeur forte : Oulà ! Pas celle-là.

        Votre choix ? Avec un regard gourmand vers la dame.

        Euh...

        Un coup de main ?

        Euh...

        Langue de bois ? Langue au chat ? Langue morte ? Langue muette ?

        Euh...

Le volailler exaspéré, en folie, en coq transformé :

        Cocotte-cocotte-coco... ricco...

Jour de Fête ! Nuit de Noël.

 

 

@ Krystin Vesterälen – 10 septembre 2015


un repas de Noël catastrophique 

 

L’ambiance autour de la table était festive.

Toute la journée Maud et les enfants avaient été à la plage et avaient ramassé, dans la bonne humeur, des coquillages qui seraient servis au festin du soir.

Hel, la mère de Chris, préférait un coin reculé parmi les rochers, loin de la famille et des amis. Elle avait étendu une serviette de plage et étalait sur sa peau de la crème solaire.

Dido, la cuisinière, préparait la dinde. Elle avait retiré les entrailles et massait la dinde de graisse :

-      Assaisonnement, garniture de champignons et de marrons, farce au lard et aux herbes. Et au four ! Faut bien trois heures de cuisson !

Au même moment, Hel se tordit le ventre.

-      Satanés repas de fête. Pourquoi ne sont-ils pas pauvres !

Au moment où la farce était enfoncée dans la dinde, Hel sentit une envie pressante d’expulsion :

-      Génial ! Ainsi j’aurai l’excuse pour ne pas participer au repas.

Au moment où Dido étalait la graisse, Hel en faisait autant avec la crème solaire. Et pendant que la dinde attendait d’être mise au four, Hel, allongée sur son rocher rond, attendait de prendre la couleur si désirée des riches, la couleur bronzée.

Les enfants, les parents, les amis riaient à la pensée de la soirée heureuse qui allait se dérouler. Les cadeaux, la musique, le repas partagé… et la dinde :

-      Je ne sais ce qui s’est passé mais la dinde n’a pas pris la couleur dorée.

Tous salivaient sauf Hel qui maugréait dans un coin. Elle n’avait jamais aimé les repas de fête. Alors celui-là, encore moins ! Tous riaient, racontaient des blagues et Hel se demandait combien avait coûté les provisions, combien ses parents auraient dépensé s’ils ne faisaient pas la fête et combien ce serait, alors, sa part d’héritage. La dinde était posée sur un plat et servie. Charles, le mari de Maud, prit la fourchette et le couteau aiguisé et les approcha de la dinde dodue. Et d’un coup il planta la fourchette dans le gras du dos.

-      Aie, s’exclama Hel, j’ai été piquée.

Mais personne n’y prêta attention. Le couteau pointu s’enfonçait déjà quand Hel hurla :

-      Il y a une bestiole qui m’a mordue.

Là encore personne n’y a fit attention.

-      Qui veut une cuisse ? demanda le maître de maison

La cuisse fut rondement découpée et offerte à la maîtresse de maison :

-      Tu es le pilier de la maisonnée.

Mais au même moment :

-      Ma hanche est déboîtée.

-      Qui veut une aile ?

-      Moi, moi ! Var je vais bientôt m’envoler en justes noces.

-      Mais ce n’est pas vrai ! Mon épaule s’est détachée. Rattrapez-là.

Mais cette fois encore personne ne répondit.

-      Qui veut le cou et la tête ?

-      Attends, dit la tête qui avait ouvert ses yeux et tourné son cou vers le couteau, coupe-lui d’abord la langue. Elle sera plus heureuse. Arrache-lui les yeux. Ce qu’elle ne verra pas, elle ne pourra en être malade.

Le couteau entra alors dans les chairs du cou de la dinde. Délicatement séparé du corps, il fut déposé devant le convive.

En un instant les lumières s’éteignirent, les bougies n’eurent plus de flammes et les portes qui menaient au jardin s’ouvrirent laissant voler les rideaux. Et alors qu’il faisait beau, maintenant la nuit noire était sans étoiles et le vent menaçant.

-      Un ouragan ! Vite ! Fermons tout et descendons à la cave achever notre festin. Cela doit être la sorcière du marais qui tente de gâcher la fête.

 

 

© Krystin Vesterälen – 18 décembre 2014


BRIMBALE

(sans utiliser un verbe conjugué)

  

Chère lectrice, cher lecteur, une fable, non ! Un conte innovant, tout neuf, scénario incroyable, naissance de l’œuf, sur la main envers votre cœur de seigneurie jeune ou moins jeune suivant l’âge de votre esprit, histoire vraie, sans mensonges et pourtant imaginaire, irréelle, improbable, irréalisable et tellement humaine. Une histoire de maintenant sur des gens des Temps anciens. Enfin gens ou animaux, ici, pareil au même ! Aucune leçon, aucune morale, aucune sagesse : pas professeur, par moralisateur, pas philosophe grec ou latin ou médiéval ou baroque ou d’aujourd’hui. NON ! Juste une histoire pour le crissement des dents, pour le rire sous cape, pour la rivière de ses pleurs de la plus belle des grimaces, pour la baleine ricanante.

 

Parmi les quatre cavaliers attentifs, en attente du changement de décor : la prairie verdoyante en un terre-plein à damiers noirs et blancs, Brimbale, fils de Brimbalion, de descendance brimbalesque par son père et de Noilabmirb, de lignage Equselabmirb par sa mère. Sang de terroir, de territoire de cinquante kilomètres à la ronde dedans villes, villages, forêts, lacs, prairies, forteresses, châteaux, métairies.

 

Comme ses compagnons, ses fesses sur un bloc de foin, en exaspération par la future partie pas encore au commencement, par le retard par la pluie battante… En un instant un tremblement dans le sol, un frémissement dans l’écurie, un sifflement dans l’air et un énorme tapis à carreaux ombres et lumières.

 

Cocasse ! Pas encore !

 

Car quand Brimbale, debout, la patte de devant aussi raide qu’une planche d’une plinthe en dépôt au parquet et les hérauts annonciateurs de la mise en place des joueurs… Voilà Le Roi et La reine, Les Cavaliers et les Tours, les fous, non pas de Morus Bassanus - de Bassan quoi, mais du Roi. Un nouveau tonnerre et secousses… et deux doigts préhenseurs, geôlier de Brimbale, sous un rire tonitruant, dégorgeable, dégoutteur de pluie baveuse, continuateur de tonnerres en tonnerres…

 

Visionnage de Brimbale : vue d’en haut, plongeon vers le bas et dépose-minute à sa place obligatoire.

 

Déjà de là-haut, devant lui, à une case blanche bien visible, une dinde glougloussante de mots incompréhensibles ; sur une case voisine, noire, une oie blanche, innocente à ce jeu, à la chair appétissante ; et sur une autre case, une poulette, jeunette, seulette, joliette, d’un regard goguenard vers le cheval à la patte folle, dans sa pensée vers une vision d’envie vers la tablette de chocolat et le bâton droit ; et sur d’autres cases : une caille sur canapé en attente de promotion en admiration vers l’opulente chevelure, ramasse-poussière devant l’éternel ; une autruche, décolleté immersion sous terre et le derrière au vent aérien, par peur de la chair de poule.

 

-      Zut, sa pensée éclatante vers les autres cavaliers, pourquoi ces concurrents ?

 

Et son regard examinateur, vision farfelue vers Bijou, Tignasse et Crin d’Œil :

 

-      Pas de souci de ce côté-là : un baiser et… en pâmoison, la pauvre ! Ses quelques chicots prêts à la fuyance, à la poudre d’escampette dès la première ouverture buccale. Même Tignasse, traînard par devant Dieu, une si longue chevelure, ramasseuse de poussières, herbes, cailloux… et ma foi : trop longue liste de ramassis. Et alors, Crin d’œil, des yeux croisés, des yeux hors de leurs orbites avec leur ressort comme accompagnateur, pinceaux en vision unilatérale de tous côtés, par devant et par derrière.

 

Son bâtonnet en visière, devant ses yeux, la plaisante poulette aguicheuse, des yeux d’une chaleur cuisante, ses pattes fines et roses à souhait, au bon dieu en supplication :

 

-      Voilà donc une poule en course ! Que de doux moments de promesse !

 

Pourtant dans la continuation de sa visière, la caille au pelage fin et doux, de son regard ambitieux…

 

-      Trop facile mais pourquoi pas…, ses pensées dans les méandres de sa cervelle !

 

Et alors, au moment où le dépit de la pensée, dépositaire de tristesse :

 

-      Que diable, la dinde bien grassouillette, en attente du vingt-quatre décembre. Au moment de la fermeture des yeux… pas de souci… belle ou laide… bonne affaire car plus d’espoir de galanterie, croyance au Père-Noël, celle-là !

 

Mais ne voilà t’y pas un cor, tel une perdrix sautillante, de son œil, telle de la glu, au plancher de la plinthe, visualisation du pou dans le pelage de la caille :

 

-      Halte-là ! Pas question de lentes et de poux dans mes sabots. Bon pour Tignasse, çà !

 

Et le pou rigolard, moqueur des coups de bec de la caille découvreuse de son cou décharné :

 

-      Pouah ! Trop maigre pour moi, des dents marmotteuses recouvertes par les plis lippeux et chassieux, délectation de la chair bien ferme mais moelleuse à souhait.

 

Et avec son esprit fin, son regard en visière, son bâton droit vers l’oie blanche :

 

-      Mais elle… voilà ! En avant toutes !

 

Et lui, d’une case à une autre vers la dame de son choix : interpellations, œillades, sifflements,…

 

MOUVEMENT AU RALENTI SUR IMAGE !

 

Comme toute oie blanche, oreille bien molle, pas dure, quoi, pas sourde du tout, la donzelle, à prime abord, nenni, bien sûr mieux que les autres mais avec la permission de Chronos, divin du Temps, la joueuse, dans la salle d’attente de l’égrenage temporel, de ses joues rosies de son fard, fermeture des paupières. Sans importance ! Toujours fonceur :

 

-      Premier au départ, premier à l’arrivée et premier au service !

Regard vers la droite, regard vers la gauche, regard vers tous les côtés, même en bas et en haut. Encore un bond, une case et…

 

-      Mais non ! Pas par là ! Pas le poulet ! Pas l’âne au coq !

 

La main préhenseuse, apparition céleste.

 

-      Pas le bon côté ! patience, ma beauté, bientôt nos retrouvailles !

 

Une tour chevaleresque, protectrice des belles dames, empêcheuse de rondeaux, de pas de deux. Entre les deux : intercalaires. Pas aujourd’hui le Lancelot de Guenièvre ; le Tristan d’Yseult. Demain, alors, avec impatience le Roméo de Juliette, le Pierre Esbaillart d’Héloïse. Moine vierge, souffreteux de la prostate ! Certainement pas ! Bientôt conquête comme un Casanova ou un Dom Juan.

 

Tout à coup un taon tâtonneur du temps, piqueur diabolique, suceur de sang, vampire glouton de la main  d’en-haut, d’un coup de tapette vers l’oncle inversé :

 

-      SILENCE ! Trop rapides, tes pensées, fonceuses vers les écoutilles d’œuvres vers l’ouïe.

 

Et d’un revers, la main, déesse divine, poilue, vengeuse esseulée, dans ses rets enfin glorieux :

-      De la retenue, tous les deux !

 

Chasse à l’homme, non ! Dos à dos, non ! Séparation ou divorce, non ! Car les deux protagonistes, aux regards amoureux l’un vers l’autre, de peu de foi envers celui du haut car prévision de la suite évidente…

 

-      Ouste, dehors, exit, le cheval boiteux. La tour vainqueresse, triomphatrice ! Oui ! Quoi ?

 

Voilà donc… Trop tard : les deux adversaires, face à face, regard droit dans les yeux : choc entre les deux, la tour et le cavalier branlant : quelques bouts de bois de la planche de la plinthe en dépôt au parquet sur le sol d’une case (non pas une case en moins) en feuille morte, effeuillement ; la massive ossature à créneaux, une brèche profonde à la base… Mais non : toujours debout. Alors, le cavalier, avec la rapidité de l’éclair malgré sa patte boiteuse, une charge en force avec l’espoir de l’ébranlement de l’adversaire. Mais nenni : toujours debout.

 

Sur le désert de la case l’affrontement entre le cavalier et la tour, tournoi sournois sans merci où le vainqueur dont la récompense, ici l’oie blanche, amusée et spectatrice de sa propre audace, entre timidité et rire enfin dans la renaissance de la découverte de son gorgias à travers le gorgerin si translucide que… vision des formes graciles et généreuses. Dans l’éblouissement des reflets des armes, le bâton droit et l’arc bandant, l’un perdant l’autre gagnant, réception du duvet des plumes, du foie gras, des cuisses, de la graisse et tutti quanti. Bref le tout sur un plat d’argent où feuilles de laitue, carottes, navet et sauce au verjus, accompagnement de la volaille pour la passation à la casserole. Enfin seulement si cuisson à point ! Alors délice merveilleux !

 

En effet, la Tour telle une arbalète, lâcheuse de traits, magicienne à son heure, outrecuidante de fierté si haute envers le cavalier sur le chemin des amours empêchées. Grâce à sa patte en bois dur : protection de sa dulcinée.

 

L’oie blanche, le pion, le soldat de la soldatesque armée du roi blanc, telle une colombe avec, dans ses plumes un drapeau clair, dans son bec un trèfle à quatre feuilles, en hâte à la recherche de la  protection de ce cavalier émérite, avec comme objectif la frayeur, la fuite, l’exclusion de la tour hors du terrain de jeu d’où interpellation de toutes les autres volailles de la basse-cour. Espoir vain, pensées viriles par vingt fois remplissage de vin de messe, léger aux narines, léger en bouche, léger aux tripes, léger à l’esprit, dans le gobelet en fer, au cours des fêtes breughéliennes, par l’accompagnement du menu pantagruélique.

 

La tour à l’arc guerrier, tuerie, massacre, les volailles pattes en l’air, nerfs gigoteurs dans tous les sens, en enfilade en fuite, débâcle des survivantes.

 

La rudesse du combat, la jalousie et l’envie sans stratégie de la tour, les cases, les damiers, pas grave la couleur, où les plumes des volailles, tel un fameux plumard moelleux.

 

-      Vivement le délaçage du corset de plumes sur la musique suggestive ! Hmmm, la musique enivrante du fourrage de l’oie blanche en réponse à mes souhaits, l’égrenage de mes expériences en âge certain… avec ses pensées actives.

 

Mais un certain canotage de victimes, sauf la petite oie blanche frissonnante d’impatience, frémissante de désirs inconnus, méconnus, à souhaits connus, reconnus sur le lit de plumes, plumassiers : dans le décompte des voix, babillages rauques et souffles inaudibles, canotage, plantage, pianotage du nombre de bières et ensuite de cercueils en prévision.

 

Pauvre Brimbale, le combattant des moulins à vent tel l’Hidalgo Don Quichotte de la Mancha dans l’espoir de retrouvailles avec non pas Rossinante mais avec Dulcinéa. Mieux pour lui Rossinante, la vieille carne chevaline du noble seigneur ! Mais voilà une question sur leur identité : Don Quichotte de la Mancha ? Ou Sancho Panza ? Le premier avec son Manche (pas la Manche : le Channel pour les English, les Anglais : pour la compréhension !) tel une lance pourfendeuse des appâts tandis que l’autre avec sa Panse, tel Pansard, bien tendue, naïf comme son baudet vers des prairies sauvages, au pas d’homme.

 

Rêveries en folie et phallique pour le nom de l’équidé Phallus :

 

-      Oui, moi, je…, dans un soupir triomphal d’espérances qui, jamais vers les Nymphes de l’Oubli, de ce jour et qui peut-être, de retrouvailles de demain, Héraclius me voici !

 

Au sein de ce théâtre, de cette farandole de mots, de pensées, de rêves et de cauchemars, de fléaux, de calamités calamiteuses, des taons dans le temps tant incertain, le cavalier de l’Apocalypse tel un fantôme, dans la nuit obscure, sans lune, sans étoiles, juste des langues de brouillard, promeneuses dans la nuit, avec sa réservation et la bénédiction du Malin-Retors et du Bon-Dieu, dans son cabas de commissions prêt des remplissages d’amours impossibles.

Tels des singes de foire : vision des visiteurs à l’encontre des hors-nature, fuselages en habits de deuil, visages de blancheurs mortuaires. Chevaux en avant, corbillards ensuite, hommes, femmes, enfants, vieillards, sur deux rangs, en queue leu-leu, derrière. Les suivants, de pieds en cape, habits noirs : chaussures noires, chaussettes noires, pantalon noir, chemise noire, veste noire, chapeau haut-de-forme noir, gant noir : déguisement pour cortège cérémonial rituel de passation vie à mort.

Comme quoi Thanatos et Éros, vie conjugale à heurts toutes les heures, ensemble, mains dans les mains ! Devant le passé, le présent, l’avenir ! Éternité éternelle à l’ennui pour les immortels et immortelles, à travers le Temps accusateur, juge, juré ! Pérennisation à toujours ou à jamais pérenne : homme-femme ; mâle-femelle : Dodo, mon coco ! Coucou, ma doudoune !

 

 

© Krystin Vesterälen – 15 mai 2014


Contre la guerre

Que ce soit dans le temps jadis, présent ou futur, les hommes seront frappés par la dure réalité de la cruauté. Un jour pourtant où sur les routes noires de monde, encombrées de véhicules, allant tous dans la même direction, un petit garçon s’arrêta de courir en tenant la main de son père. Ses petites jambes étaient fatiguées. Son regard avait perdu son innocence d’enfant.  Il entendait son père crier à travers le flux important de ceux qui espéraient survivre :

-          Lucas ! Où es-tu, Lucas ?

Le garçon ne bougea pas d’où il était et le cri de son père s’éteignit dans le lointain. Autour de lui les gens, quel que soit leur âge, ne le bousculaient pas. Ils le contournaient. La nuit était tombée sur la terre gelée de l’hiver rougie par les rivières de sang abondant. Une fillette arrêta aussi  sa course effrénée et se posa auprès de Lucas. Elle s’appelait Lucia.  Sans se regarder,  ils sentirent leur présence et, chacun, les tourments de l’autre. Ils se donnèrent la main pour se réconforter.

-          Sur la route je me suis arrêté trois fois déjà et c’est le même spectacle de désolation : la terre rouge, les corps gisants sur le sol, épuisés par les douleurs et perdus de vie, les voitures devenues carcasses morbides.

Les gens quittaient la route empruntant les bas-côtés et au fur et à mesure que les enfants s’alignaient, les gens les contournaient et s’enfonçaient dans les champs recouverts de boues sanglantes.

-          Quand est-ce que la marée humaine s’arrêtera ? demanda la fillette.

Son compagnon d’infortune regardant au loin, dans le futur, répondit :

-          J’ai vu le premier homme prendre un bâton et asséner un coup à un de son espèce. A partir de ce moment-là les hommes n’ont de cesse de entre-tuer entraînant dans leur guerre fratricide les enfants du monde.

Des larmes coulaient le long des joues des enfants se mêlant à la terre. Tout à coup le feu de la foudre tomba sur le chemin éclairant la longue rangée d’enfants qui grossissait. Les hommes arrêtèrent de courir, se retournèrent, virent leur futur. Les autres cessèrent de marcher et regardèrent à travers les yeux des enfants morts leur passé. Une pluie tomba emportant avec elle le passé de l’Homme afin que, plein d’espoirs, il puisse changer son futur issu de son passé.

 

 

© Krystin Vesterälen – 20 décembre 2016 



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