Le petit train magique
Il y a dans l’air quand la journée du 24 décembre annonçant les festivités du soir débute, un je ne sais quoi d’exceptionnel. Aujourd’hui, dans sa rue, est le jour du vide-grenier. La rue et celles, voisines, sont envahies d’étals les plus divers. Ce qu’aime le plus Lucas, un petit garçon de sept ans à la chevelure couleur soleil couchant : flâner parmi les stands de jouets. Pas ceux de ses copains. Il connaît bien leurs jouets. Non, ceux où les jouets sont étranges, vieux. Les marchands finissent par le connaître, aussi dès que Lucas s’approche de leur étalage, ils le refoulent au loin :
- Ce n’est pas la peine de t’arrêter ici. Tu touches à tout et tu n’achètes rien. Va-t-en !
Pourtant en ce jour une toile plastifiée posée à même le sol attire son attention. Un vieux monsieur assis sur une chaise paillée, mains posées sur ses genoux, attend patiemment.
- Voilà un jouet bien étrange, se dit Lucas en s’approchant de la place.
Sur la nappe rouge est posé un cercle de rails. Une locomotive en métal coloré y tourne en rond.
- Il est vieux, votre train, Monsieur.
- Sans doute ! Je l’ai reçu pour mon anniversaire quand j’avais ton âge. Je l’avais perdu et je pleurais ce jour-là. Dès le matin, ma mère avait pressenti... Elle ne savait pas quoi. Mais elle devinait une journée à problèmes. - Normal, s'était-elle avoué. Une araignée dans la tignasse de mon fils. Elle le regardait jouer dans le jardin. Il courait dans tous les sens. Il chantait en faisant rouler le petit train sur ses rails. Vroum ! Vroum ! Elle voyait l'entrave d'une épeire. Sa toile était dans la haie. Elle brillait grâce aux gouttes de rosée. Elle n'aimait pas les araignées. Elles annonçaient toujours quelques déboires. Le jouet s'était perdu dans la haie. Et son petit garçon était parti à sa recherche. Il en était ressorti avec des filaments. La tégénaire en avait profité. Elle avait quitté sa toile. Elle s'était logée dans la chevelure. Le garçonnet avait eu peur. Il avait crié. Ce jour-là l'évier s'était entravé. Le frigo était tombé en panne. La gazinière ne chauffait plus. - Maudite araignée ! Cela va durer jusqu'à demain matin. Elle attendait avec impatience le soir. Le ciel prendrait la couleur pourpre. La chevelure se mélangerait au soir. Alors son fils dormirait. Et après la nuit viendrait le matin. Mais cela ne se termina pas vraiment car en sortant de la boulangerie, reprit le vieux monsieur, je mangeai pour quatre heures, un bout de pain donné par ma maman. Je fus accosté par une vieille femme. Avec ses doigts courbés par les âges, elle décrocha de ma chevelure hirsute une araignée. Et attrapant mon bras elle me dit à l’oreille : - Ce que tu as perdu, tu le retrouveras… L’araignée, sortie de son cocon, avait quitté la demeure maternelle à la recherche de quelques aventures. Sa mère, et aussi celle de ses frères et sœurs, avait servi de cibles aux savates. N’importe, dès la naissance, les petits connaissaient la marche à suivre pour survivre. La poutre, domicile de toute la famille de l’arachnide, se trouvait dans l’écurie. Aussi ce fut tout à fait normal que, dans ses balbutiements de la marche à huit pattes, elle tomba du madrier. La longue chevelure tressée d’un cheval lui offrit un matelas doux et chaud. L’équidé, surpris par cette visite impromptue, tenta par tous les moyens, en se tordant l’encolure, de mordre l’intruse. C’est une chance que les oubliettes du temps existent ! Le cheval qui avait envie de brouter l’herbe tendre quitta l’écurie et ouvrit ses ailes. En ouvrant ses ailerons, le bel animal au beau pelage se transforma en un avion de la première génération. L’avion de la première génération, construit par le Professeur Léonard, grâce à ses battements d’ailes, survola les montagnes et les océans. Mais l’épeire, bousculée par l’air, lâcha prise, laissa tomber le crin de la crinière auquel elle s’était accrochée, perdit pied et atterrit sur un tapis élimé par les saisons et par les passagers, usé par la pluie et le soleil qui l’emmena au-dessus des déserts et des palais à coupoles dorées. Le tapis élimé par les saisons et par les passagers, usé par la pluie et le soleil, qui laissait dégouliner les eaux du ciel, entraînant avec elle la petite bête qui plongea alors, tête la première, dans l’onde chaude d’un lagon. Les portières ouvertes telles des nageoires brassant l’eau au rythme du blues, nageait élégamment un cabriolet des années quarante dont les couleurs étaient passées depuis longtemps. - Viens, lui dit-il, je te fais visiter mon royaume. Le cabriolet des années quarante dont les couleurs étaient passées depuis longtemps, voguait mollement installée sur le siège passager, la tégénaire qui regardait passer auprès d’elle les poissons de toutes couleurs et de toutes formes. Les algues, telle une prairie, recouvraient le sol. Ce fut sur cette route que l’araignée ouvrit grandement ses yeux devant une écrevisse qui s’en allait se cacher dans l’interstice d’un rocher. Quand vint s’installer à ses côtés, un crabe à pinces d’or. - Tiens ! Même sous l’eau, il y a des gens comme moi, avec des pattes ! - D’où viens-tu ? Je ne t’ai jamais rencontrée. - De là-haut. Je suis tombée de ma maison sur un animal plus gros que moi qui m’a éjectée. Ensuite c’est un tapis qui n’avait plus de laine qui m’a laissée choir. Et maintenant, je suis dans cet engin. - Es-tu bonne à manger ? J’ai une de ces faims ! Et au moment où le crabe tendait ses pinces, un vrombissement assourdi se fit entendre. La voiture avait quitté son royaume et était remontée à la surface. - Les hommes m’ont retrouvée et ma vie heureuse s’arrêta. Je vais la terminer à la casse. Alors saute vite sur le tronc d’arbre. Une fois fait, sur le tronc d’arbre qui se laissait flotter sur l’eau calme, l’araignée grâce à une feuille fabriqua une voile. Et, sur ce bateau à voile, elle s’extasia devant le bleu de l’eau se mêlant à l’horizon avec la brume légèrement orangée de la fin du jour. Et, durant la nuit épinglée d’étoiles, la petite bête sentit la fraîcheur tomber sur son corps. Le mouvement léger de la navigation créait ainsi des douces vaguelettes. Au petit matin, elle accosta un rivage. Devant le bateau à voile, un jouet, un petit train, abandonné sur la rive par un petit garçon qui, maintenant, a un regard triste. La petite araignée des champs s’installa à la place du machino et le petit train s’ébranla à travers la prairie. Les couleurs des fleurs, des papillons, des libellules émerveillaient la petite au corps bouleux et aux longues pattes. Le train traversa la montagne et tout fut noir autour d’elle. Quand le soleil revint, le petit train continua son chemin à travers une forêt. - Tchou, tchou ! Dit le train quand il rencontra un champignon l’empêchant de continuer son chemin. - Tu n’as pas le droit de déplacer les maisons. Je vais aller me plaindre à Dame Nature, disait le roi des nains bleus. Après un détour parmi les fougères, ce fut à nouveau une prairie. Là, la locomotive et les wagons furent arrachés du sol. - Regarde, maman. J’ai retrouvé mon jouet. La vieille dame avait raison quand elle m’avait dit « Ce que tu as perdu, tu le retrouveras. »
- Vous avez perdu les wagons ? Questionne Lucas.
Le vieil homme comme tiré de sa rêverie met un temps pour répondre :
- J’étais casse-cou à cette époque, dit le vieil homme en souriant.
- Combien la vendez-vous ?
- Juste une pièce !
Fouillant dans sa poche, il découvre un bouton doré.
- Je n’ai que cela.
- C’est une pièce, non ? Cela suffira, répond le vieil homme.
Lucas tout heureux emmène la locomotive et les rails qu’ils remontent dans sa chambre. Il y a trois boutons sur la locomotive « LENT », « RAPIDE », « NORMAL »
- Normal, pense Lucas en appuyant sur ce bouton.
La locomotive s’ébranle, tourne en rond comme un poisson rouge dans son bocal.
- C’est lassant quand même !
Et il appuie sur le bouton lent. La voix de sa mère l’appelant pour le repas du réveillon le surprend. Il doit tendre l’oreille pour bien l’entendre. Les mots des phrases se traînent. Comme il ne donne aucune réponse, sa mère monte les escaliers pour le rappeler à l’ordre. Ses pas sont pesants sur le tapis qui recouvre les marches.
- Elle doit être malade tant elle tarde à venir.
Regardant le réveil :
- Tiens ! Je croyais qu’il était plus tard.
Ses yeux se figent en découvrant que la locomotive n’avait pas encore fini le premier tour.
- Que c’est ennuyeux !
Il appuie sur le bouton rapide. Sa mère entre en trombe dans la chambre. Elle gesticule, parle si vite qu’il ne comprend pas un traître mot. Les minutes de son réveil électronique s’affolent et la locomotive va si vite qu’elle en est devenue invisible. Lui-même se levant et se dirigeant vers le miroir accroché au-dessus de la commode a du mal à se reconnaître. Quel âge pouvait-il avoir ? Peut-être pas une ride aux coins de la bouche ou autour des yeux mais du poil au menton.
- C’est pas moi ! Se dit-il affolé. Il y a à peine quelques minutes je commençais l’apprentissage de la lecture et là, je dois avoir réussi tous les tests possibles et imaginables du quotient intellectuel.
Il file vers les rails, pose son pied en travers et la locomotive apparaîtt, stoppée net dans son élan. La prenant entre ses doigts, il chuchote :
- Ainsi tu es la maîtresse du temps ! Si je te contrôle, je contrôlerai aussi le temps qui passe.
Il rit à l’idée qu’il sauterait l’école, ne ferait que la fête et serait toujours en vacances. Il caresse l’engin roulant comme on caresse un chat tant aimé. C’est alors qu’il découvre une petite tache si minuscule, si perdue parmi les couleurs peintes. Il la dépose sous le microscope et la tache apparaît en grandeur nature. Il s’agit d’un trou dans le métal. En le scrutant apparaît l’inscription « SURTOUT NE RIEN INTRODUIRE »
- Classe ! Trop tentant ! Aller au-delà des interdits !
Et il y introduit la pointe d’une aiguille. En un instant, tout devient flou et vaporeux.
La nuit du 24 décembre est un moment où la magie, la féerie se mêlent à la réalité routinière
En l’an mille les esprits échauffés prédisaient la fin du monde. Ce fut dans cet état d’esprit que le comte Robert de Clermont dans un jour où l’état d’hagardise l’avait quitté, lui offrant ainsi un moment de lucidité, s’en était allé à la chasse. Ses amis, heureux de chevaucher auprès de lui, annonçaient une chasse à l’autour superbe. Il avait neigé toute la semaine. Le sol gelé peinait à retenir les chevaux droits sur leurs sabots. Ce jour-là une neige tombait sur les vêtements et, à peine tombée, à peine fondue. Toute la journée les oiseaux-chasseurs volaient dans les airs, attrapaient les lièvres, les hermines, les écureuils, les belettes, les pigeons, les grives, les fauvettes et les apportaient à leur maître.
- Voilà de quoi faire un bon pâté, disait l’un des jeunes suiveurs en tenant par les oreilles un lièvre dodu.
Lors des galops des chevaux, les chevelures volaient au vent, les joues rosissaient tant l’allure était rapide. La nuit tomba tôt quand ils arrivèrent aux alentours d’un menhir cornu, ils s’arrêtèrent, les regards emplis de crainte.
- C’est un lieu maudit, dit un compagnon au dernier fils du roi Saint Louis.
- Nous sommes arrivés jusqu’ici par sorcellerie, cria en s’affolant un autre.
- Dépêchons-nous de quitter ce lieu, ordonna l’oncle de Philippe le Bel.
Mais au moment où le comte prononçait ses paroles, le vent souffla si fort que les cavaliers faillirent perdre l’équilibre. Alors qu’un tapis neigeux recouvrait le sol, la végétation sortit de sa léthargie et grimpa le long des jambes des destriers les emprisonnant, les empêchant de bouger. Sur le sol grouillaient des racines mouvantes, des feuilles qui se soulevaient en respirant. Un silence pesant s’était fait entendre dans la forêt. Le menhir des temps anciens brillait d’un éclat lumineux et, dans le ciel où la nuit avait surgi, le soleil s’était éteint, la lune s’allumait et les étoiles coursaient le temps dont le sablier se vidait vitement.
- Que se passe-t-il ? demanda le comte dont le murmure de la voix s’éteignait au fur et à mesure que la végétation sur le sol tel un désert de sable mouvant retenait les chevaux prisonniers.
Les cavaliers hésitaient à poser leurs pieds sur le sol tant la peur de subir le même sort, être recouvert par un linceul vert, les tenaillait au ventre. Les arbres s’étiraient et, au-dessus, des pierres droites et anciennes si vieilles que la mémoire des poètes n’en a pas souvenir, formaient un arc de verdure. Levant les yeux vers la voûte céleste, les chevaliers découvrirent la cavalcade des constellations. Celles qui auraient dû être, à ce moment-là, dans une autre sphère céleste, se montraient. Ainsi Chiron, le centaure, le sage des sages, galopait. L’homme-cheval jetait des regards sur les cavaliers :
- Ecoutez-moi, hommes ! N’ayez crainte. Ouvrez grands vos yeux. Vous ne regretterez pas le spectacle auquel aucun humain n’a jamais pu assister.
Chiron allait d’un bout à l’autre du ciel étoilé vérifiant qu’aucun être humain n’assisterait à ces retrouvailles. Passa alors auprès des cavaliers, d’un pas si léger qu’aucune oreille ne pouvait l’entendre, revêtue d’un pelage fin et argenté sous les rayons de l’astre lunaire, la dernière licorne des lieux. Cette venue étrange et spectaculaire tant elle était incroyable stupéfia le noble cavalier et ses compagnons. Le bel animal portant une corne d’argent au front avait le regard de velours dont les yeux noirs cerclés de cils fins ombraient son manteau d’argent. Le sifflement qu’elle fit sortir d’entre ses dents signalait son agacement à la vue des étrangers. D’une voix à peine audible tant elle ressemblait au bruissement léger parcourant les hautes herbes, elle annonça :
- Vous avez tué tous ceux de mon espèce. Je suis la dernière. J’espère que cette nuit me donnera l’espoir d’une descendance. Mais je vous le dis « Jamais plus aucun homme ne nous trouvera et nous poursuivra. Nous deviendrons une chimère du fond de votre mémoire. »
Elle continua son chemin jusqu’au moment où, auprès du menhir luminescent, elle s’arrêta, scruta longuement le ciel et baissa la tête pour croquer à pleines dents quelques herbes. Dans le silence oppressant qui suivit, l’attente commença pour les chevaliers immobilisés. Le froid engourdissait les jambes et les bras. Le souffle sortait de plus en plus difficilement quand, tout à coup, les yeux grands ouverts devant l’indicible, le souffle s’arrêta : dans le ciel, entre les étoiles et les astres, volait sur la voie lactée, un cheval hennissant portant de grandes ailes à plumes sur son dos puissant. Il se posa parmi les feuillages et d’un pas allègre marcha dignement vers la licorne dont le regard était empli de joie. Devant elle, il courba les deux jambes de devant, baissa l’encolure et lui murmura :
- Belle dame ! Enfin ! Nous nous retrouvons. Cela fait si longtemps.
Ce fut alors une danse calme, tendre ensuite effrénée, rapide. Tous deux dansaient au même rythme, leur souffle gonflait leur poitrine simultanément. Ils devinrent un tourbillon blanc grimpant au ciel et descendant sur la terre. Quand la nuit se termina, quand les premiers rayons du soleil éclairèrent la forêt et le menhir, le couple disparut tel un brouillard s’évaporant. En un instant la forêt redevint telle qu’elle était la veille, les jambes des chevaux se libérèrent de l’emprise des racines et des herbes.
- Nous nous sommes trop éloignés. Il nous faut retrouver notre chemin car nous avons trop tardé à rentrer. Dépêchons-nous ! Ordonna le comte Robert de Clermont.
- Je n’ai aucun souvenir de cette nuit, dit l’un.
- Je retrouverai cette nuit dans ma douce folie, répondit le prince.
Une fois de retour en sa demeure, le festin battait son plein. Les seigneurs étaient revenus de l’office où ils avaient écouté les grâces. Lucas se réveilla de sa torpeur. L’aiguille tomba sur le sol. Et il entendait les voix commentant le repas du réveillon. L’ambiance autour de la table était festive. Il descendit et s’assit à table pour participer à la joie familiale. La cuisinière avait préparé les faisans en retirant les entrailles et massait les volailles de graisse :
- Assaisonnement, garniture de champignons et de marrons, farce au lard et aux herbes. Et au four.
Après être restées de longues heures sur le feu, les volailles avaient pris une belle couleur dorée. Et tous les convives salivaient. Tous riaient. Les faisans que ses parents avaient chassés le matin dans les champs, posés sur des plats, furent servis. Le maître de maison, son papa, prend un couteau aiguisé, l’approche des volailles dodues. Et d’un coup, il le plante dans le gras du dos. La cuisse rondement découpée est offerte à la maîtresse de maison :
- Aie, s’exclame-t-il, j’ai été piqué.
Mais personne n’y prête attention. Le couteau pointu s’enfonce déjà quand il hurle :
- Il y a une bestiole qui m’a mordu.
L’autre cuisse est rondement arrachée et…
- Mais ce n’est pas vrai ! Mon épaule s’est détachée. Rattrapez-là.
Mais cette fois encore personne ne répond.
- Attends, dit la tête qui avait ouvert ses yeux et tourné son cou vers le couteau que tenait le père du garçonnet, coupe-lui d’abord la langue. Il sera plus heureux. Arrache-lui les yeux. Ce qu’il ne verra pas, il ne pourra en être malade.
Le couteau entre alors dans les chairs du cou d’un faisan. Délicatement séparé du corps, il est déposé devant un convive.
- Ma tête, mon cou… hurle Lucas
En un instant les lumières des plafonniers, des lampadaires s’éteignent, les bougies posées sur la belle nappe blanche n’ont plus de flammes. C’est la nuit noire dans la maison. Lucas court s’enfermer dans sa chambre et retourne dans sa mémoire. Depuis cette journée et cette nuit de l’an mille, le petit garçon de sept ans regardait le monde de ses yeux hagards.
- Sept ans ! Je devrais encore les avoir. Mais qui es-tu, toi, dans le miroir ? Demandait-il à la surface argentée.
- Quelle question ! Je suis toi, non ? Ou tu es moi ?
Lucas, dubitatif, regarde le miroir glacé où se reflète son lui avec ses vêtements, son visage, ses cheveux roux. Il peut même lire à l’intérieur de la tête de son reflet. Ce qui est normal dans cette circonstance vu que sa tête détachée de son cou et isolée du corps démembré stationne au-dessus telle une couronne.
- Que t’arrive-t-il ? Demande Lucas à son reflet morcelé.
- Mais il est normal, mon corps. Il est le reflet du tien.
Lucas se tâte alors la tête, son visage, ses épaules, ses bras, son dos, ses cuisses, ses jambes. Tout est en place, là où tout doit être.
- Je te vois en morceaux. Tu es une illusion d’optique ?
- Il se passe toujours de drôles de choses la nuit de Noël à qui sait les voir. Et toi ? Tu as ouvert une porte qui te permet de voyager dans le temps. Chaque partie de ton corps appartient maintenant à une époque. Et pour te retrouver entier, tu devras aller chercher chacune d’elle. Tu étais prince dans le passé lointain…
Et regardant la locomotive retournée sur les rails, il ressent le besoin de ramasser l’aiguille tombée entre les interstices des lattes du plancher en bois et l’enfonçant dans le petit trou de la locomotive un tourbillon se forme, petit d’abord et de plus en plus grand, emportant Lucas qui est déposé dans un monde inconnu. Tout n’est fait que de métal. L’herbe, les arbres, les fleurs, les nuages, les montagnes sont en métal. Passant du rouge au vert, du blanc au noir, de l’argent à l’or, du bleu au jaune, le métal s’épanouissait et brillait. Dans des champs de blé en métal doré, les faucheurs armurés coupaient les tiges qui tombaient dans un fracas assourdissant. Point d’abeilles. Des oiseaux, petits et grands, en métal vrombissaient en volant. Au loin, près d’une montagne de métal rouge entourée d’une forêt d’arbres en laiton vert, une ville noire, terne, mat. Le commandant Vinur avait du mal à l’apercevoir tant l’entourage de la ville brillait. D’un pas décidé, il avançait sur la route qui brûlait les semelles de ses chaussures en caoutchouc.
- Mais où suis-je tombé, dit-il à haute voix.
Et tout s’arrêta. Plus aucun bruit. Plus aucun mouvement. La brillance s’estompa. Il marcha pendant des heures sans trouver âmes qui vivent, du moins comme lui.
- Pas de soleil et pas de lune. Il doit faire jour sans cesse. Et puis j’ai faim, j’ai soif, j’ai envie de dormir. Je veux rentrer chez moi.
Ce fut ainsi qu’il entra dans une ville où les demeures en métal étaient si noires, les hommes, femmes, enfants, vieillards avaient le regard si triste, si larmoyant que le commandant ressentit un choc. Attrapant le bras d’un adolescent, il lui demanda :
- Que s’est-il passé, ici ?
Le jeune homme, surpris d’entendre une voix dans cette ville silencieuse, courut se réfugier dans une maison. Le commandant Vimur l’y suivit. Il entra par la porte ouverte dans une pièce sans lumière, sans feu, sans couleur. Un vieil homme était assis sur une chaise paillée, les mains posées sur ses cuisses. Ses yeux étaient fermés et son souffle régulier montrait qu’il dormait. L’adolescent s’approcha, peureusement, du vieil homme qui dut sentir sa présence car il remua en ouvrant les yeux. Malgré le noir de la pièce, le vieil homme vit l’ombre de Vimur et d’une voix faible dit :
- Qui es-tu et que fais-tu ici ?
- Je viens… répondit le commandant Vimur sans trouver les mots pour expliquer sa présence.
- Tu es Lucas ? Je t’attendais depuis bien longtemps.
Le commandant Vimur, surpris de ce nom donné, répliqua :
- Vous vous trompez. Je suis le commandant Vim…

- Connais-tu cet endroit ?
- C’est la première fois que je viens ici. Je suis arrivé jusqu’ici, je ne sais comment.
- Pourtant cette maison était celle où tu vivais avec tes parents au temps où tu jouais avec le petit train.
- La maison de mes parents était joyeuse. Il y avait des rires et des chants. Le soleil entrait par les fenêtres. Sur la table de la salle à manger il y avait toujours des fleurs qui embaumaient l’air et dans le salon, auprès de la cheminée, en hiver quand le mois de décembre arrivait, un sapin décoré de mille et une boules et les lumières clignotantes lui donnaient l’air majestueux de roi de la forêt.
- N’as-tu donc pas reconnu les décors de tapisseries dans les champs que tu as traversés, les étagères métalliques recouvertes de livres à la tranche dorée ou argentée, le tapis rouge qui recouvrait les marches qui menaient aux chambres, tes jouets caparaçonnés laissés sur le sol de ta chambre. Et le miroir au-dessus de la commode. Ne t’en souviens-tu pas ?
Le commandant ne savait quoi répondre. Les dires de ce vieillard étaient si convaincants que le commandant Vimur doutait.
- En quelle année sommes-nous ?
- Dans un temps où plus personne ne croit à la magie de Noël, à la convivialité. Le cœur des hommes a disparu, remplacé par la machine.
- Si je suis ici : c’est ma destinée qui m’y a emmené.
- Tu dois retourner chez toi et rétablir le temps. Pour cela tu dois retrouver l’aiguille.
- L’aiguille ? se demanda le commandant. La chercher dans les meules de foin de métal ?
- Quand tu l’auras trouvée, reviens me voir.
Et sur ce, il se rendormit. Le commandant Vimur sortit de la pièce avec plein de questions dans la tête. Il est vrai qu’il n’avait pas remarqué la même chose que le vieil homme mais en y réfléchissant… Le chemin sur lequel il avait marché avait la couleur rouge pourpre du tapis qui dégringolait les marches de l’escalier de la maison familiale. Les ouvriers, en y pensant, ressemblaient aux petits personnages de plomb avec lesquels il jouait si souvent. Il y avait bien des champs de blé à la couleur dorée une fois arrivés à maturité, et, avant que le tracteur ne les fauchât, qui étaient similaires à ceux de la petite ferme construite dans sa chambre. A quel moment le doute devint certitude ? Le commandant Vimur ne pouvait le dire. Mais une chose certaine venait de naître dans son esprit : la clé de ce mystère était une aiguille qu’il devait découvrir dans une botte de foin en métal. Il entoura son corps et sa tête de plaques de métal et s’enfonça dans les champs. Avec un épi de blé aussi dure, longue, puissante qu’une épée il entrait dans les bottes, les remuait, les défaisait, les éparpillait. C’était devenu un automatisme. Ses yeux furent brûlés à force d’être en contact avec les métaux brillants. Ce fut au bout de nombreuses heures, de nombreux jours, de nombreuses semaines, de nombreux mois, de nombreuses années qu’il trouva une petite aiguille parmi les gerbes en fer. Il n’avait plus de force en lui. Se désarmurant, il marcha courbé par les années de durs labeurs, sous une lumière jamais éteinte, vers la ville noire et pénétra dans la maison du vieillard qui dormait toujours sur sa chaise paillée. Les cheveux du commandant Vimur avaient blanchi, sa peau état devenue aussi fine qu’une feuille de parchemin, ses yeux éteints lui permettaient de voir en lui.
- Voilà l’aiguille. Maintenant aidez-moi !
- Tu vois la locomotive qui roule en cercle sur les rails. Introduis l’aiguille dans le trou.
- Mais avant de partir répondez à mes questions : pourquoi suis-je venu ici ?
- En jouant avec le temps, tu as déréglé le rythme. Tout est allé tellement vite que plus personne ne respectait plus rien, ni les fêtes ni les gens. Tu as assisté à l’oubli d’un magnifique animal. Les licornes sont devenues des personnages d’histoires. Mais toi, ce que tu as fait, c’est créer l’oubli total. Alors retourne vite le 24 décembre de l’année 2017 et rétablis le temps, son rythme et son pouvoir de continuité.
Le commandant Vimur entendit le vieillard, trouva la locomotive qui n’avait pas d’âge et y introduisit, comme il l’avait fait dans le temps passé, la veille de Noël, quand il avait sept ans, l’aiguille. Le tourbillon se forma, monta dans le ciel et redescendit sur le sol. Il devint immense et, emportant dans ses circonvolutions, l’homme qui perdit le fil du temps, perdit connaissance, perdit la mémoire du futur à modifier.
Aujourd’hui, Lucas se promène avec sa maman dans la rue regardant les étals du vide-grenier. Un vieil homme est assis sur une chaise paillée, les mains posées sur ses cuisses et regarde Lucas qui s’approche de la toile rouge plastifiée où est posée une locomotive peinte de couleurs vives qui roule en rond sur des rails.
- Regarde Lucas, dit sa maman, Elle ressemble à la locomotive du petit train que tu avais perdu dans le jardin. Tu t’en souviens.
Mais Lucas laisse couler son regard sur la locomotive et poursuit son chemin sans se retourner. C’est lestement qu’il avance dans la rue.
- Je me souviens de tout et jamais je n’oublierai.
De retour dans sa chambre il voit son reflet dans le miroir posé au-dessus de la commode de sa chambre. Lucas et interloqué. Son reflet est identique à lui-même.
- J’ai bien ma tête sur mes épaules, dit-il en se tâtant les clavicules.
- J’ai bien ma tête sur mes épaules, dit le reflet en se tâtant les clavicules.
- J’ai bien les pieds sur terre, dit-il en faisant des petits bonds.
- J’ai bien les pieds sur terre, dit le reflet en faisant des petits bonds.
- Aujourd’hui est la veille de Noël, dit-il en regardant autour de lui.
- Aujourd’hui est la veille de Noël, dit le reflet en regardant autour de lui.
- Tout est normal, dit-il en jetant l’aiguille dans la trousse de couture de sa mère.
- Tout est normal, dit le reflet en jetant l’aiguille dans la trousse de couture de sa mère.
- Mais qui était ce vieillard ? se questionna-t-il en bougeant légèrement les lèvres.
- Mais qui était ce vieillard ? se questionna le reflet en bougeant légèrement les lèvres.
Ce soir-là, le sapin brille et illumine le salon. Sont pendues à la cheminée les chaussettes de laine et, posé sur le guéridon, un plateau sur lequel se tiennent une bouteille de vin, un verre en cristal et une assiette de gâteaux.
- Après les agapes de ce soir, une fois que nous serons tous au lit en train de dormir profondément, papa Noël pourra venir déposer les cadeaux sous le sapin, remplir les chaussettes de bonbons et de sucres d’orge. Comme il aura besoin de force pour continuer son voyage, laissons-lui du vin et des biscuits.
Lucas, après l’office de minuit, réveillonne comme un grand de sept ans qui a vu des choses d’adultes, s’amuse et partage un bon moment. Mais il se garde bien de raconter son aventure. Mais cette nuit-là ses rêves furent bien plus réels que ceux des autres nuits. Il se voyait prince de sang ayant la chance de voir la dernière licorne vivante. Il se voyait triste dans une vie future. La fièvre le prit et sa mère pour le rassurer chantait :
C'est la belle nuit de Noël
La neige étend son manteau blanc
Et les yeux levés vers le ciel
A genoux les petits enfants
Avant de fermer les paupières
Font une dernière prière:
Petit Papa Noël
Quand tu descendras du ciel
Avec des jouets par milliers
N'oublie pas mon petit soulier
Mais avant de partir
Il faudra bien te couvrir
Dehors, tu vas avoir si froid
C'est un peu à cause de moi...
Il me tarde tant que le jour se lève
Pour voir si tu m'as apporté
Tous les beaux joujoux que je vois en rêve
Et que je t'ai commandés
Petit Papa Noël
Quand tu descendras du ciel
Avec des jouets par milliers
N'oublie pas mon petit soulier
Le marchand de sable est passé
Les enfants vont faire dodo
Et tu vas pouvoir commencer
Avec ta hotte sur le dos
Au son des cloches des églises
Ta distribution de surprises
Petit Papa Noël
Quand tu descendras du ciel
Avec des jouets par milliers
N'oublie pas mon petit soulier
Si tu dois t'arrêter
Sur les toits du monde entier
Tout ça avant demain matin
Mets toi vite, vite en chemin
Et quand tu seras sur ton beau nuage
Viens d'abord sur notre maison
Je n'ai pas été tous les jours très sage
Mais j'en demande pardon
Petit Papa Noël
Quand tu descendras du ciel
Avec des jouets par milliers
N'oublie pas mon petit soulier
                                                                                                                                             Petit Papa Noël.
A son réveil Papa Noël avait apporté les cadeaux et les avait déposés au pied du sapin. Il avait dû avoir faim car les petits biscuits avaient disparu et la bouteille de vin, entamée. Pourtant une lettre dans une enveloppe lui était adressée. Elle disait « Tu as 7 ans, l’âge de raison, dit-on. Tu es à l’âge où tu ne crois plus en moi. Mais n’oublie jamais ce que tu as vécu durant une seule journée. »
Mais plus tard, Il dira à qui voulait bien l’entendre :
- J’aime les festivités mais vivement que les fêtes s’arrêtent. Il n’est pas bon de manger gras.

© Krystin Vesterälen – 8 février 2017